Dossier «L'Affaire du RER D» — Le Monde Fermer la fenêtre

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L'éditorial du "Monde 2" par Edwy Plenel
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LEMONDE.FR | 22.07.04 | 10h30

CAMUS EN AOÛT 1944

"Notre désir, d'autant plus profond qu'il était souvent muet, était de libérer les journaux de l'argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu'il y a de meilleur en lui. Nous pensions alors qu'un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s'il est vrai que les journaux sont la voix d'une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage…"
Il y a soixante ans, au lendemain des combats de la Libération de Paris, l'auteur de cette profession de foi, journaliste de belle occasion, d'engagement plus que de métier, s'inquiétait de l'avenir de la presse. A rebours des unanimismes du moment, où se distinguaient les ralliés de la dernière heure, il n'hésitait pas à se lancer dans une "critique de la nouvelle presse", craignant qu'elle ne retombe dans les veules ornières des gazettes d'avant-guerre dont les facilités avaient accompagné la course à l'abîme, exploitant les peurs et attisant les haines.

UN JOURNALISME D'IDÉES

Il s'appelait Albert Camus et, commencée le 31 août 1944, sa série d'éditoriaux de Combat, plaidant pour une "réforme de la presse", insistait sur les vertus du recul et de la distance, le refus des emballements et des suivismes : "On crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait seulement l'éclairer. A vrai dire, on donne toutes les preuves qu'on le méprise et, ce faisant, les journalistes se jugent eux-mêmes plus qu'ils ne jugent leur public." "On veut informer vite au lieu d'informer bien, la vérité n'y gagne pas", insistait encore Camus, plaidant pour un "journalisme critique", qu'il appelait joliment "journalisme d'idées".

Evidemment, le rappel de ces anciennes recommandations professionnelles fait désordre après l'unanime tête-à-queue, politique et médiatique, de la fausse histoire du RER D, ce récit d'une jeune femme, accrédité au plus haut niveau de l'Etat, narrant une effroyable agression antisémite, supposément commise par de jeunes arabes et noirs.

Le mal étant fait, il ne suffit pas de se dire que nous aurions dû suivre les conseils de précaution camusiens. Il faut y revenir, ausculter cet emballement, lire dans le miroir qu'il nous tend ce qu'il en est de notre époque, époque de peur, où la peur est devenue bonne conseillère, écoutée et confortée, instrumentée et exploitée. Une peur d'emblée créditée, avec ce qu'elle charrie de fantasmes et d'irrationalité, au point que la vérité en devient secondaire, au point même que l'on ne sait plus démêler le vrai du faux.

En ce sens, l'affaire "Marie L." n'est pas close. Depuis que la prétendue victime a été renvoyée à une mythomanie pathologique, où se disent sans doute d'authentiques douleurs privées, on est surpris de lire ou d'entendre, ici et là, sous des plumes intellectuelles ou dans des propos politiques, que ce mensonge, promu bref drame national, est relatif puisque, après tout, en l'espèce, le faux dirait le vrai. En d'autres termes, peu importe que cette agression ait été inventée, puisqu'elle serait imaginable, étant entendu qu'il irait de soi que d'indistincts jeunes de nos "banlieues", arabes et noirs c'est l'évidence, sont des nazillons en puissance. Or ce que nous rappelait Camus, qui écrivait dans une époque autrement troublée, où l'urgence pouvait justifier des mensonges plus véridiques encore, c'était au contraire l'importance de la vérité. De la vérité vraie, minutieuse, précise et factuelle. Aucune cause, fût-ce la peur sincère vécue par les juifs de France devant la banalisation d'un nouvel antisémitisme, ne saurait légitimer la fausse nouvelle, son exploitation passionnelle et sa manipulation politicienne.

LA PEUR ET LA VÉRITÉ

Ne plus se soucier de la vérité, c'est se résoudre à des temps de confusion où tout se vaut, où rien n'est clair. Ces temps-là sont appréciés des racismes, de tous ordres, qui font fortune sur le recul de la raison et du sens. Or, sous la déraison de l'affabulation du RER D, se laisse entrevoir ce que l'époque tend à refouler : le social, ses luttes et ses identités. Repaire des nouvelles classes dangereuses, asile forcé des prolétaires de la crise et de l'exclusion, la "banlieue" y est assimilée à l'ethnique et au communautaire, à la violence et au religieux, dans un jeu de miroirs où se confortent les haines. Et si cette fable a été jugée si crédible, c'est parce que le social, comme ligne de résistance et fil d'intelligibilité, est passé de mode, hélas.

Il y a là, en tout cas, matière à alimenter un "journalisme d'idées", comme aurait dit Camus. Le Monde 2 s'y emploie à sa façon, en textes et en images, depuis son lancement hebdomadaire en janvier. Décalage, distance et dissonance : notre magazine a réussi à inventer, chaque semaine, sa différence. Durant le mois d'août il fait une pause pour s'améliorer en tenant compte de vos remarques. Vous le retrouverez désormais le vendredi à Paris et en Ile-de-France, le lendemain partout ailleurs, avec nos éditions datées samedi. Rendez-vous donc le vendredi 3 septembre, dans Le Monde du samedi daté 4 septembre.